La révolution silencieuse de la SNCF : comment l'IA transforme le transport ferroviaire
Est-ce que l'intelligence artificielle va prendre les commandes des trains ? Dans cet épisode, j’ai le plaisir d’accueillir Laurent Gardès, responsable de l'équipe IA à la direction de la Recherche de la SNCF, qui vous dévoile comment l'intelligence artificielle, bien que souvent invisible, révolutionne en profondeur votre quotidien de voyageur. Des algorithmes de maintenance prédictive à l'optimisation des flux en gare, découvrez les avancées qui redéfinissent discrètement mais sûrement l'avenir du rail. Plongez dans les coulisses de cette transformation et explorez ce que l'IA réserve au transport ferroviaire de demain.
Diplômé de Télécom Paris, Laurent Gardès possède 20 ans d'expérience dans l'industrie de la télévision numérique, où il a couvert de nombreux domaines allant de l'architecture des systèmes à l'expérience utilisateur et au design. Il s'est maintenant tourné vers l'intelligence artificielle dans l'industrie des transports grâce à son récent mastère en mobilité intelligente. Après une première expérience en tant que chef de projet en science des données au sein du Lab Mass Transit de SNCF Transilien, il est désormais responsable de l'équipe IA au sein de la direction de la Recherche de la SNCF, où il dirige une trentaine de projets prospectifs préparant l'avenir du groupe.
Laurent Gardès
Responsable de l'équipe IA au sein de la direction de la Recherche
Julien Redelsperger : « Et pour cela j'ai le plaisir d'être accompagné par Laurent Gardès qui est responsable de l'équipe IA au sein de la direction de la recherche de la SNCF. Aujourd'hui nous allons donc parler de trains, évidemment, mais aussi de la manière dont la SNCF travaille avec l'intelligence artificielle et il y a beaucoup à dire. Bonjour Laurent, merci de participer à cet épisode d'AI Experience. Comment vas-tu ? »
Laurent Gardès : « Bonjour Julien, je vais très bien, merci beaucoup. »
Julien Redelsperger : « Merci de m'accompagner sur cet épisode. Alors on va parler d'IA, on va parler de transport ferroviaire et dans l'imaginaire un peu collectif, il est facile d'imaginer des trains autonomes à grande vitesse, des robots dans les gares ou pourquoi pas des flux de passagers maîtrisés sans aucune attente, des incidents anticipés, etc. Alors on va quand même quitter le monde de la science-fiction deux secondes, mais est-ce que tu peux m'expliquer précisément sur quel domaine est-ce que travaille la SNCF en matière d'IA et toi, quel est ton rôle au sein de ces projets ? »
Laurent Gardès : « Oui, alors tout n'est pas complètement de la science-fiction, c'est ça qui est intéressant dans la liste que tu proposes, il y a des choses sur lesquelles on travaille déjà et qui ont déjà des applications assez concrètes. Alors je vais te donner quelques idées de sujets sur lesquels on a des travaux dans les équipes IA de la SNCF. Un sujet par exemple qui est très en vogue, c'est celui de la maintenance prédictive. C'est-à-dire être capable d'analyser tout un tas de données qui sont produites par exemple par un train, mais ça peut être aussi des capteurs qu'on va placer à différents endroits sur le réseau et à partir de ces données de pouvoir prédire des défaillances avant qu'elles n'arrivent et avant qu'on ait des pas de maintenance classiques on va dire. Donc ça permet d'optimiser cette maintenance. Donc ça c'est un sujet qui permet de gagner en efficacité, en optimisation de nos ressources. On a aussi beaucoup de choses dans lesquelles on fait de l'IA pour optimiser la régulation du réseau, pour optimiser la circulation des trains. On parle d'optimisation, on cherche à minimiser les retards, on pourra en reparler, à travailler sur la meilleure adéquation entre l'offre et la demande, etc. Donc là il y a beaucoup de choses derrière ça. Il y a des sujets pour le service client, on connaît tous notamment les chatbots qui sont proposés par SNCF Connect, mais il y en a d'autres qui sont faits aussi pour l'interne, qui sont faits pour nos agents. On a des sujets autour de l'analyse des réseaux sociaux. Donc ça c'est quelque chose qu'on regarde pour écouter l'opinion, on va dire les avis qui sont rendus par nos voyageurs sur les réseaux sociaux. Alors les réseaux sociaux au sens très large, on va aussi regarder la presse, on essaie de s'informer aussi sur tous les canaux pour essayer d'avoir un retour concret sur nos produits, sur nos offres. »
Julien Redelsperger : « Et pour tous ces cas d'usage, il y a un petit peu d'IA à chaque fois qui est diffusée dans chacun de ces projets ? »
Laurent Gardès : « Oui, un petit peu ou beaucoup, ça dépend des sujets, mais par exemple pour les réseaux sociaux, on fait du traitement automatique du langage et on utilise des algorithmes qui vont automatiquement classer par exemple les différentes tonalités émotionnelles des messages. Donc on est capable de dire à un instant T, en temps réel, si l'opinion est plutôt favorable ou défavorable à ce qui se passe, par exemple sur une ligne de Transilien ou sur une ligne de TER, on peut même avoir de l'information quasiment en temps réel sur des incidents. Alors c'est un peu le paradoxe parce qu'on devrait être quand même au courant de nos incidents avant les voyageurs, mais parfois il y a des choses qui peuvent se passer à l'intérieur des trains sur lesquelles on va être informé finalement presque en temps réel sur les réseaux sociaux. C'est aussi une source d'information assez intéressante. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et donc toi, je le disais, tu es donc responsable de l'équipe IA au sein de la direction de la recherche de la SNCF. Ça veut dire quoi ? Tu fais quoi ? Et combien de personnes travaillent avec toi ? »
Laurent Gardès : « Alors la direction de la recherche, c'est une direction qui est transversale au groupe SNCF. Donc on n'est pas dans une des filiales. La SNCF est découpée en plusieurs filiales. Il y a une filiale qui s'occupe des infrastructures qui s'appelle SNCF Réseau, une filiale qui s'occupe des voyageurs et de tous les trains qui s'appelle SNCF Voyageurs et qui contient TGV, Intercity, TER et Transilien, donc toutes nos branches voyageurs. Et donc nous, on est en transverse de ces différentes filiales et on va chercher à creuser les sujets qui sont un petit peu plus amont, c'est-à-dire amont au sens un peu moins mature. Donc c'est plutôt des sujets qu'on va travailler avec le monde académique. Donc on a des thèses co-encadrées avec des laboratoires. On a des shares sur lesquelles on participe financièrement et qui nous permettent d'avoir accès à des travaux de recherche, ce genre de choses. »
Julien Redelsperger : « D'accord, donc ça veut dire que les projets sur lesquels tu travailles, peut-être qu'on les verra concrètement dans 5 ans, 10 ans ? »
Laurent Gardès : « Oui, alors c'est ça. On travaille sur un temps moyennement long, on va dire à 5 ans. Une thèse, c'est 3 ans, donc ça donne des résultats en cours de route et puis en général on a des résultats avant la fin. Mais on est sur ces durées-là en général. On a évidemment des sujets plus court terme, ça dépend un peu de ce qu'il nous est demandé. On travaille aussi en direct avec certains métiers. On n'est pas que dans la recherche exploratoire, heureusement. Donc on a de temps en temps des projets un peu quick-win, on va dire, sur lesquels on va avoir des résultats dans les mois, dans quelques mois. Et puis d'autres plus long terme sur lesquels on travaille un peu sur un travail de fond, une mise de fond qu'on va faire. Je pense par exemple à nos travaux sur l'IA de confiance. Ça, c'est des travaux qui sont nettement plus amonts, avec des maturités beaucoup plus basses que d'autres sujets, comme par exemple ceux dont on a parlé sur la supervision des circulations ou sur la maintenance prédictive. »
Julien Redelsperger : « Et dans ton équipe, on retrouve quel type de profil ? Plutôt ingénieurs, scientifiques ? »
Laurent Gardès : « Alors c'est plutôt des ingénieurs avec souvent des doctorats, des gens qui ont un profil quand même assez recherche. On est plutôt sur des profils où on fait des thèses en général. »
Julien Redelsperger : « Alors tu parlais à l'instant de l'IA de confiance. Est-ce que tu peux peut-être me réexpliquer rapidement ce que c'est et surtout pourquoi c'est un sujet central pour la SNCF ? »
Laurent Gardès : « Alors l'IA de confiance, ça consiste à garantir le fonctionnement d'une IA. Il y a plusieurs façons de le faire, mais on va chercher à mesurer un certain nombre de propriétés. Par exemple, la robustesse d'une IA. La robustesse d'une IA, c'est sa capacité à résister à des interférences, à des attaques éventuellement. On parle d'attaques adversaires, ça peut être des attaques de type cyber-attaque ou des attaques simplement parce que l'IA va rencontrer, alors ce n'est pas vraiment une attaque dans ce sens-là, mais l'IA qui va rencontrer un événement inconnu, on va devoir résister à cette inconnue. Donc là, on parle de robustesse. On travaille aussi beaucoup sur l'explicabilité, c'est-à-dire comment est-ce qu'on peut expliquer le fonctionnement d'une IA et la façon dont elle va prendre ses décisions. Alors on a plusieurs sujets, par exemple quand on fait une brique de détection des obstacles pour un train qui pourrait avoir cette brique d'assistance à la conduite, on veut que la brique de détection d'obstacles ne fasse pas de faux positifs, qu'elle soit capable de bien détecter quand il y a un problème, de ne pas rater trop d'obstacles réels, et ce de façon à pouvoir arrêter le train en toute sécurité, et parfois même mieux que ce que pourrait faire un humain parce qu'on a des limitations, forcément, le humain a des limites, et la machine dans certaines circonstances peut faire mieux. Elle peut aussi faire moins bien que l'humain, donc c'est pour ça que c'est un travail complémentaire d'assistance, et c'est ça qui est intéressant, c'est de pouvoir améliorer la sécurité tout en maintenant un travail intéressant pour le conducteur et un travail confortable. »
Julien Redelsperger : « Est-ce qu'une IA de confiance doit forcément être une IA française ou européenne ? Est-ce qu'on parle un peu de souveraineté numérique dans ton métier ? »
Laurent Gardès : « On en parle. La SNCF a son propre cloud sur lequel on travaille tous, qui est hébergé à Azure, il n'y a pas que Azure, mais c'est essentiellement Microsoft, donc c'est hébergé en Europe, c'est des choses qui sont contrôlées et sur lesquelles on peut sans difficulté travailler, on n'a pas de question de confidentialité quand on travaille sur notre cloud maison. Donc là-dessus, normalement, il n'y a pas de problème particulier. Alors bien sûr, j'imagine que si on va chercher très très loin dans les petites lignes des contrats qu'on a avec Microsoft, peut-être que le Patriot Act s'applique, ce genre de choses, je ne maîtrise pas plus que ça, mais je dirais que pour le quotidien, on ne se pose pas ce genre de questions. »
Julien Redelsperger : « On parle beaucoup d'IA générative depuis fin 2022 et la sortie de chatGPT, pourtant l'IA générative, c'est une brique de l'intelligence artificielle d'un point de vue plus global. Est-ce que toi, au sein de la SNCF, vous parlez d'IA générative et est-ce que tu as quelques exemples à me proposer peut-être de projets concrets quand on parle d'IA générative ? »
Laurent Gardès : « Oui, on a plusieurs sujets qui utilisent de l'IA générative. Alors un des plus importants et qui est très classique pour beaucoup d'entreprises, c'est la recherche documentaire augmentée, on va dire. Donc, être en mesure de pouvoir poser une question à une base documentaire en langage naturel et d'obtenir une réponse, elle aussi, en langage naturel intelligible et précise. Alors bien sûr, ça pose d'énormes questions là aussi de sécurité, puisque en général, les bases documentaires qu'on va interroger, ça dépend des métiers, mais elles vont être, il va falloir qu'elles soient vraiment, ce sont des références, donc il faut qu'elles soient utilisées, il faut que les réponses soient précises et qu'elles soient sourcées. Donc, il n'est pas question qu'on s'appuie sur une réponse d'une IA dont la source ne serait pas connue et il n'est pas non plus question qu'on fasse confiance à une IA si on n'a pas une garantie que la réponse, elle est valable, c'est-à-dire qu'elle correspond réellement à quelque chose d'écrit et pas à une invention, une réinvention de la part de l'IA. Parce qu'on sait bien que les IA génératives ont cette capacité d'hallucination contre laquelle on doit absolument se battre. »
Julien Redelsperger : « Alors, une des façons de le faire, c'est le fameux RAG que tout le monde fait aujourd'hui, que tout le monde utilise aujourd'hui, qui a quand même quelques particularités, quelques défauts et en premier lieu, c'est-à-dire que ce n'est pas l'IAG qui va faire la réponse, c'est d'abord une extraction sémantique qui est faite à l'ancienne, j'ai envie de dire, et cette extraction-là, bien sûr, elle est très faillible, on peut, ces travaux qu'on mène depuis longtemps, mais là aussi, il y a beaucoup de choses à faire pour aller chercher les bonnes sources, pour pouvoir les hiérarchiser, pour pouvoir proposer une réponse qui ne soit pas, avec toutes les particularités du texte, mis au même niveau, parce qu'en fait, les documents peuvent avoir une structure, etc. Donc tout ça, c'est des choses qu'on essaie d'incorporer et là-dessus, il y a des travaux de recherche. »
Laurent Gardès : « C'est pour ça qu'on s'y intéresse, nous, à la direction de la recherche. Il ne s'agit pas juste de faire du RAG en prenant un truc sur l'étagère et hop, ça va marcher. Non, ce n'est pas si simple que ça. Et dans les faits, il y a pas mal de choses à faire encore pour que ces outils-là soient au niveau de sécurité et de qualité qu'on attend dans un groupe industriel. »
Julien Redelsperger : « Donc j'imagine que vous n'utilisez pas ChatGPT ou Mistral, vous avez votre propre LLM ou vous utilisez des LLM existants ? »
Laurent Gardès : « Alors, on utilise des LLM existants parce qu'on n'est pas en capacité de réentraîner nos propres LLM, mais bien sûr, on s'appuie sur des modèles qui sont open source, qu'on peut déployer sur nos infrastructures et qu'on peut éventuellement fine-tuner. Alors pour l'instant, je crois que ça ne se fait pas beaucoup, mais c'est aussi une approche qu'on pourra avoir dans l'avenir. Il y a différentes pistes qui sont explorées. »
Julien Redelsperger : « Et concrètement, c'est utilisé comment ? Je pense à un mécanicien qui doit intervenir sur un train, qui a besoin d'une info ? »
Laurent Gardès : « Quelqu'un qui aujourd'hui aurait besoin d'accéder à une documentation métier et qui va le faire un peu à l'ancienne en faisant des recherches par mots-clés, qui va extraire les sections qui l'intéressent d'un document et qui va ensuite se construire une procédure qui va bien adapter la situation. Donc ça, c'est quelque chose qui est fait aujourd'hui comme ça. Et on voit bien que tout ce que je viens de décrire là, c'est sujet à chaque étape, à des erreurs, à des oublis, à des incompréhensions. Donc c'est très important qu'on puisse améliorer ça. Ça fera gagner beaucoup de temps à nos techniciens et à nos opérateurs. Et ça améliorerait finalement au global à la fois la sécurité, puis le temps que l'on passe à chercher les bonnes procédures, à chercher les bonnes façons de faire. Alors on pense notamment à la maintenance du réseau. Quand il faut changer, par exemple, un aiguillage, il y a une procédure hyper compliquée qu'il faut suivre à la lettre. Il y a tout un tas de paramètres à prendre en compte. Ça dépend de milliards de choses, de l'endroit où c'est, de la température, de mille choses. Et pour ça, il faut l'intégrer. Ce n'est pas simple du tout. C'est un exemple, mais des procédures, il y en a beaucoup. »
Julien Redelsperger : « J'imagine effectivement. Alors si on revient un peu sur la partie voyageurs de la SNCF, ce qui je pense parlera à tous nos auditeurs, en quoi l'IA peut contribuer à améliorer l'expérience des voyageurs de la SNCF au quotidien ? Quand on prend le train, quand on va en gare, quand on fait des trajets longue distance ou courte distance, est-ce qu'on voit l'IA quelque part ? Est-ce qu'on la ressent et comment ça se matérialise ? »
Laurent Gardès : « Alors il y a beaucoup de choses qui sont un peu cachées. Tu parlais tout à l'heure de la supervision du réseau. Ça, c'est des choses que les voyageurs ne voient pas. Il y a des tas de mécanismes qui sont mis en place pour que nos opérateurs soient aidés dans les choix qu'ils vont prendre. Par exemple, pour minimiser, alors il y a différents critères, mais on peut vouloir minimiser le retard par exemple de l'ensemble des trains de la journée, minimiser le nombre de passagers impactés par un incident qui aurait eu lieu quelque part, minimiser le nombre de trains impactés. Tout ça sont des critères qui peuvent être utilisés dans des algorithmes qui vont chercher à améliorer, faire revenir le système dans un état nominal le plus rapidement possible. Et souvent, c'est des critères qui sont un peu contradictoires. C'est-à-dire que par exemple, vouloir minimiser le retard général sur le réseau, ça peut avoir des conséquences fâcheuses pour certains trains qui peuvent être finalement des trains où il y a beaucoup de gens à l'intérieur. Donc finalement, ce serait peut-être pas une bonne idée de vouloir faire ça, mais peut-être qu'il faut supprimer un train et du coup améliorer beaucoup d'autres, dont ceux qui sont les plus chargés par exemple. C'est un exemple de choix qui peut être fait et sur lesquels il faut un arbitrage. C'est là-dessus que l'IA peut aider parce qu'on peut vraiment la questionner avec les différents critères qu'on lui a donnés pour son apprentissage et elle peut nous dire "en faisant ce choix-là, vous allez maximiser tel critère, mais en faisant celui-là, vous allez maximiser tel autre". Et après, c'est un peu bien sûr à l'humain de décider. Et puis en général, il a aussi des compétences et des expertises que l'IA ne peut pas intégrer, donc qui s'ajoutent à ses valeurs objectives, ses mesures objectives. Donc ça, c'est quelque chose que le voyageur ne voit pas, mais qui participe beaucoup de son confort. Enfin, son confort, c'est un grand mot, mais en tout cas, le fait que le train arrive à l'heure, ça fait partie des attendus les plus importants de la SNCF, qu'on attend de la SNCF. Donc c'est quelque chose sur lequel on met évidemment beaucoup d'efforts et d'intelligence artificielle. »
Julien Redelsperger : « Des choses qui se voient plus peut-être, qu'est-ce qu'on aurait ? »
Laurent Gardès : « On a des travaux dans les gares, par exemple, on essaie de travailler pour mesurer les flux voyageurs. Donc ça, c'est quelque chose qui va chercher à améliorer la façon dont les voyageurs peuvent se déplacer au mieux sur nos quais, sans avoir des obstacles. En mesurant ces flux, on peut percevoir qu'à certains endroits, ça peut faire des gros détranglements, où il peut y avoir des… Typiquement, on va essayer d'éviter qu'un train qui arrive croise sur le même quai et un train qui va partir, parce qu'on sait bien que si on fait ça, on va avoir des gros problèmes. Donc ça, ça s'intègre aussi dans les algorithmes qu'on va développer pour justement choisir où est-ce que les trains vont aller, sur quels quais, dans les gares, par exemple. »
Julien Redelsperger : « J'ai vu passer il n'y a pas très longtemps sur les réseaux sociaux, une image d'un train, je ne sais plus où est-ce que c'était, mais où il y avait un système d'IA et des capteurs qui étaient en mesure de dire "tel wagon est plus rempli qu'un autre, donc dirigez-vous plutôt sur le wagon le moins rempli pour avoir de la place". C'est ça ? »
Laurent Gardès : « Tout à fait. Alors ça, c'est quelque chose qui est arrivé effectivement dans les mois, dans les années très récentes, on parlait dans le terme de mois, c'est qu'on a développé une capacité aujourd'hui à connaître le nombre de voyageurs qu'on a dans nos trains. Alors ça paraît un peu bête dit comme ça, parce qu'on pense tous au TGV, on a une place réservée, donc là forcément on connaît le nombre de gens qu'on a dans les trains. Mais ce n'est pas du tout vrai pour Transilien ou pour TER par exemple, où là on n'a pas cette logique de place. Donc on a besoin de mesurer les gens qui rentrent et qui descendent des trains. Et là, il y a plusieurs techniques qui sont déployées. Alors la plus récente, c'est celle des trains qui comptent eux-mêmes les gens qui montent et qui descendent. Donc ça, c'est des capteurs qui sont au niveau des portes de ces trains. Donc on a ça notamment en Ile-de-France, je crois qu'il y a certains TER aussi qui ont ces techniques-là, les TER les plus récents. Donc ça, c'est évidemment le "graal" puisque là on a un chiffre qui est donné à chaque gare, on peut savoir combien de gens sont montés, combien de gens sont descendus. C'est relativement précis. De toute façon, on n'a pas besoin d'avoir une précision millimétrique. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir si le wagon est très plein, moyen plein, un peu plein. Et c'est le genre d'indication qu'on va donner aux voyageurs sur les quais, avec des codes couleurs jaune, rouge, vert. Et on est capable de faire cette mesure par porte, c'est-à-dire qu'on peut donner telle voiture, elle a telle charge et telle autre, elle a telle autre. Alors ça, ça paraît simple, mais en fait, ça n'est pas tant que ça, parce que les gens peuvent se déplacer à l'intérieur du train. Les rames les plus récentes sont des rames qu'on appelle BOA, donc on peut se déplacer à l'intérieur. Donc il faut complémenter cette mesure des gens qui montent et qui descendent avec un travail, c'est des analyses mathématiques qui sont utilisées pour prédire, en quelque sorte, le déplacement des gens à l'intérieur du train. Il y a des mécanismes assez connus qui font que les gens vont plutôt aller vers leur porte de sortie, ils vont monter plutôt à la porte, enfin il y a certains qui vont monter à la porte où ils vont sortir, etc. Ou ils montent à l'autre bout du train, qui est la plus proche de l'entrée de la gare, et après ils se déplacent à l'intérieur, ce genre de choses. Donc ça, ça se modélise et on est capable du coup d'afficher quelque chose d'assez précis sur les quais des voyageurs. »
Julien Redelsperger : « Donc ça c'est la première technique, j'ai envie de dire, c'est compter les gens quand ils rentrent et qui descendent du train. Après il y a d'autres façons de faire pour les trains qui comptent pas, et on utilise pour cela notamment des caméras, donc qui peuvent compter globalement, on va dire, les gens qui sont dans les trains et sur les quais. Donc là il y a des expérimentations qui sont faites, je sais notamment que chez Transilien, ils sont capables de mesurer simplement en posant une caméra sur le quai, qui regarde les trains passés, donc il voit à travers les vitres, il est capable de dire la charge du train. Donc ça, ça se fait sur certaines gares d'Ile-de-France, les gares les plus importantes, pour certaines lignes qui n'ont pas de trains qui comptent les voyageurs. »
Julien Redelsperger : « Est-ce que tu discutes avec tes collègues d'autres compagnies ferroviaires de ces problématiques d'IA ? Est-ce que tu as l'occasion de voir ce que font un peu les Allemands, les Espagnols, les Italiens, etc. ? Est-ce que ces sujets d'IA sont les mêmes dans tous les pays ? »
Laurent Gardès : « Oui, complètement. On a des accords pour travailler en commun avec notamment la Deutsche Bahn, donc ça c'est un accord qui date depuis déjà de nombreuses années, on échange beaucoup avec eux. Puis d'une manière générale, on a des échanges avec quasiment tous les opérateurs européens. Moi en particulier, j'ai travaillé avec les Belges, j'ai travaillé avec les Suisses, on a des échanges avec les Japonais. À l'époque, on avait même travaillé avec les Russes, c'était avant évidemment, c'est plus compliqué aujourd'hui. C'était très intéressant de travailler avec les Russes parce qu'eux ont notamment des problématiques qui sont difficiles à adresser chez nous, notamment des problématiques météorologiques, faire traverser des trains qui traversent des zones de grand froid, etc. Donc ça nous permettait d'avoir aussi des données, on pouvait échanger avec eux des données intéressantes. Ça c'était avant. »
Julien Redelsperger : « Et est-ce qu'il y a des pays qui sont plus en avance que d'autres quand on parle d'IA ? Spontanément, je dirais les Japonais qui sont plutôt bons dans le domaine, mais c'est peut-être juste un cliché, je ne sais pas. »
Laurent Gardès : « Non, ce n'est pas un cliché, ils ont beaucoup de choses les Japonais, c'est vrai. On a notamment vu des retours d'expérience de gens qui sont allés voir un peu comment ça fonctionnait là-bas. Effectivement, ils vont assez loin sur les sujets vidéo, sur les sujets d'analyse, de flux, ce genre de choses, ils sont très bons. D'une manière générale, les pays asiatiques sont assez avancés sur ces questions-là. Donc effectivement, il y a des choses à apprendre, mais on n'a pas non plus à rougir, on n'est pas mal, on a des choses aussi par la maison qui les intéressent. C'est pour ça qu'on a des échanges avec eux et qu'ils ne nous disent pas "on ne savait rien faire, allez voir ailleurs". Non, pas du tout. On est quand même sur un pied d'égalité, j'ai envie de dire. On est simplement meilleur dans certains sujets, ils sont meilleurs dans d'autres. »
Julien Redelsperger : « Mais en tout cas, tu me confirmes que l'IA, c'est un sujet qui intéresse toutes les compagnies ferroviaires du monde. »
Laurent Gardès : « Oui, totalement, bien sûr. Oui, on ne peut pas faire abstraction, ça fait quand même gagner beaucoup d'argent entre guillemets, bon, je n'aime pas trop parler d'argent, mais quand on fait de la maintenance prédictive, c'est quand même dans l'objectif de minimiser les coûts de maintenance. Après, il y a des choses qui ne se mesurent pas en argent, bien sûr, la satisfaction des voyageurs, c'est quelque chose qui ne se mesure pas de manière très tangible, mais c'est sûr que si les gens sont contents de prendre le train et s'ils ont une forme de confiance dans le ferroviaire, dans le fait que le train ne va pas être en retard, etc. C'est évidemment un bonus hyper important pour tout le monde. Les Japonais là-dessus sont clairement devant nous, je ne vais pas noyer le poisson sur la gestion des retards. Ce n'est pas sur la gestion des retards d'ailleurs qui sont meilleurs, c'est sur le fait qu'il n'y ait pas de retard. Et les raisons sont souvent d'ailleurs assez simples, ce n'est pas des raisons très très compliquées à comprendre, c'est simplement une histoire d'investissement dans le réseau. Ils investissent simplement beaucoup plus d'argent que nous dans la maintenance de leur réseau et de manière beaucoup plus régulière que nous on le fait. Et c'est ce qui explique que leur réseau est très fiable tout simplement. Et un réseau très fiable, ça donne des trains très à l'heure, puisqu'il y a rarement des incidents. C'est assez simple en fait. »
Julien Redelsperger : « Et puis il y a aussi, il faut quand même le mentionner, une certaine forme de discipline. C'est-à-dire que nous on a aussi beaucoup de retards qui sont liés à des incivilités. Des incivilités, le nombre de fois où on a des gens sur les voies, et ça c'est des problématiques quotidiennes. En Ile-de-France, on a ça tous les jours. Et quand ça arrive, il faut arrêter tous les trains dans une zone donnée. C'est extrêmement coûteux en termes d'exploitation et en termes de retard. Ça pour le coup, on le voit moins au Japon. »
Julien Redelsperger : « Tout à l'heure, Laurent, tu parlais des réseaux sociaux et de la manière dont l'IA pouvait essayer de vous aider à comprendre le ressenti des voyageurs. Est-ce que tu peux juste m'en dire plus ? Comment ça fonctionne et comment vous traitez ces sujets ? »
Laurent Gardès : « Alors là, l'idée, c'est de voir une mesure. On va essayer de donner un nombre de niveaux d'émotions. Alors on va chercher des émotions de type colère, des émotions de joie, des émotions de frustration, des émotions de... En général, ça se résume un peu à ça, l'énervement. Donc on va catégoriser de façon automatique. Le but, c'est que ça soit fait automatiquement, que ce ne soit pas un humain qui soit obligé de lire des milliers de tweets. Et ça, on peut le faire en discriminant le type de ligne, le type de transport. On peut par exemple choisir les intercités de nuit. Donc on va faire une étude sur les intercités de nuit, donc les fameux trains de nuit qui ont été réintroduits. Et ça, on va proposer ce travail à la direction intercités et ça va pouvoir les aider à comprendre quelles sont les attendues de nos clients, qu'est-ce qu'ils trouvent qui ne va pas. Donc, quand on a ces messages et ces tonalités, après, on peut essayer de trouver les thématiques. Là aussi, c'est un travail qu'on peut faire de manière automatique. Donc on peut par exemple trouver une thématique autour du bruit. Les gens trouvent que ça fait trop de bruit. Il peut y avoir une thématique autour de l'hygiène. Il peut y avoir une thématique autour des correspondances parce que telle ou telle correspondance n'a pas été assurée. Il y a plein de choses qui peuvent remonter et qui nous permettent de mettre les efforts à l'endroit le plus opportun. Et ça, c'est une façon de le faire. On peut aussi interviewer les gens. Mais là, au moins, on a une mesure assez objective, assez en direct, on va dire une prise directe sur les voyageurs et de façon assez objective. »
Julien Redelsperger : « Et vous scannez tous les réseaux sociaux ou vous vous concentrez sur Twitter ? »
Laurent Gardès : « Dans le truc que nous, on a mené, c'était surtout Twitter. On s'est aussi intéressé à la presse régionale parce qu'on trouve beaucoup de choses dans la presse régionale, sur les trains régionaux en général, qui donnent aussi des informations sur la perception qu'on peut en avoir. Donc ça, c'est notre source d'informations. Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, il y a d'autres réseaux sociaux. On pourrait tout à fait aller chercher, oui, je ne sais pas lesquels d'ailleurs. Il faudrait qu'on regarde un peu aussi peut être des choses, peut être des vidéos, même des TikTok et autres. J'avoue, je ne sais pas trop si on parle de nous sur TikTok. Je ne suis pas sûr, mais pourquoi pas. »
Julien Redelsperger : « En tout cas, ça vous permet d'avoir un ressenti du terrain et de voir concrètement comment les gens perçoivent le service que vous rendez aux voyageurs. »
Laurent Gardès : « Oui, complètement. Et puis, on a une façon de faire, c'est de mesurer pour faire des études. Après, il y a aussi quelque chose qui est fait de manière continue et quotidienne. Et ça, c'est des choses qui sont déjà déployées. Donc, c'est plus du ressort de la recherche qui sont déjà déployés, notamment chez Transilien, de pouvoir mesurer en temps réel la satisfaction des clients sur les différentes lignes du réseau. Donc, on va savoir en temps réel, là, la ligne B, ça commence à râler. Il y a un problème. Les gens commencent à s'exprimer sur le réseau en remontant ces difficultés. Et ça, on peut vraiment le mesurer quasiment en temps réel. »
Julien Redelsperger : « Ça permet peut-être parfois de mieux comprendre et de mieux réagir à certaines problématiques. Quand on parle d'intelligence artificielle, on parle notamment en Europe de réglementation, évidemment. Il y a le RGPD, le Règlement général sur la protection des données. Il y a l'EIACT qui a récemment été voté et qui va être mis en application. En quoi ces règlements, ces lois changent ton travail ou les projets sur lesquels tu travailles ? Quels sont leurs impacts ? Et qu'est-ce que ça change pour toi au quotidien ? »
Laurent Gardès : « C'est extrêmement important. Ce sont des choses qui nous occupent beaucoup parce qu'on travaille nous aussi avec de la donnée sensible. On pense évidemment à la donnée vidéo. Et là, il est évident qu'on doit absolument bien sûr respecter le cadre légal. On avait jusque-là le cadre du RGPD qui est déjà un cadre très contraignant et très bon en fait dans sa nature, qui vise à protéger les citoyens et qui nous oblige en particulier à ne pas faire de traitement biométrique des données, à devoir déclarer toutes les expérimentations qu'on fait auprès de la CNIL, etc. Donc tout ça, on se l'applique bien sûr comme il faut et on fait très attention. Et donc ça a des conséquences très directes sur la manière dont on fait ces travaux-là et dont on mène notre recherche. Parce que quand il s'agit de, par exemple, compter des gens, on va le faire avec des analyses non biométriques. Il ne s'agit pas de reconnaître chaque visage de chaque personne. Ça n'aurait aucun sens de toute façon. Mais même si on voulait le faire, c'est strictement interdit par la loi. Donc tout ce qu'on va développer, on devra commencer en fait par une forme d'anonymisation. Ça, c'est un mot très important. On va anonymiser systématiquement tout ce qu'on récupère. Et cette anonymisation, ce n'est pas juste un mot. Il faut que ce soit quelque chose de démontré, de robuste, c'est-à-dire d'irréversible. C'est-à-dire qu'on ne peut pas remonter à la donnée origine une fois qu'elle a été anonymisée. Et c'est uniquement sur cette donnée-là qu'on va pouvoir travailler. »
Julien Redelsperger : « Et donc si tu prends le cadre de la vidéo, comment tu anonymises des données vidéo, c'est-à-dire que tu remplaces les gens par des formes abstraites, c'est ça ? »
Laurent Gardès : « Oui, c'est ça. C'est ça. Alors il faut enlever toutes les données biométriques. Les données biométriques, c'est bien sûr les données du visage, les vêtements, le tatouage, tout ce qui peut permettre de reconnaître une personne. Mais ça va plus loin que ça. La démarche, c'est aussi une donnée biométrique. C'est-à-dire qu'on est en mesure de reconnaître quelqu'un simplement par sa démarche. Donc il faut aussi supprimer ces éléments-là. Donc ça, ça, voilà, ça demande quand même de faire des choses un peu précises, un peu fines. Et encore une fois, il faut le démontrer. C'est-à-dire que la CNIL va nous demander "mais qu'est-ce que vous avez fait ? Quel est le traitement que vous avez fait pour anonymiser ? Et prouvez-nous que les biens robustes et irréversibles et qu'il n'y a rien qui reste, qui pourrait laisser le prêter le flanc à un retour en arrière, à une réversion, je ne sais pas comment vous le dire, qui permettrait à quelqu'un de malveillant de retrouver des données d'origine, des données personnelles. »
Julien Redelsperger : « Et la mise en application de l'EIACT, ça va changer quoi pour ton équipe au quotidien ? »
Laurent Gardès : « Alors l'EIACT, la mise en application, elle n'est pas encore évidemment extrêmement claire. Ce qui est sûr, c'est qu'on a un certain nombre de cas d'usage qui ont été estampillés comme interdits. Donc ceux-là, il était déjà en fait, dans les faits, il était déjà. Mais au moins, on n'a pas à se poser de questions, on n'a pas à tergiverser. Il y a un certain nombre d'usages qui sont interdits. Il y en a un certain nombre d'autres qui sont considérés comme à haut risque. Donc ceux-là, il faut travailler dessus. Il faut faire des dossiers, il faut prouver que l'intention qu'on a, elle est valable, que ça va rendre un service, qu'on n'est pas là pour faire tel ou tel flicage, que ça ne va pas être un moyen détourné de faire quelque chose qui serait contraire aux intérêts des voyageurs. Donc ça, c'est des choses sur lesquelles on va devoir instruire, je pense, beaucoup plus finement des dossiers qu'on ne le fait jusque-là. Même si on a déjà beaucoup de choses à produire quand il faut demander une autorisation sur des sujets sensibles. Mais ça va devenir effectivement peut-être un peu plus lourd, un petit peu plus complexe à faire. »
Julien Redelsperger : « Mais j'imagine qu'il y aura de plus en plus aussi d'organismes qui vont être missionnés pour nous aider à faire ça. Ça va aussi donner lieu à des nouveaux business, de gens qui vont pouvoir nous aider à garantir qu'on respecte les IACT, qu'on a bien tous les bons documents, les bonnes pratiques. »
Laurent Gardès : « Et puis, on travaille aussi, ça c'est quelque chose qui est très important, les IACT, ils donnent un peu des directives, ils donnent des bonnes intentions, on va dire. Mais derrière, il va falloir aussi qu'on trouve la façon de réaliser ces bonnes intentions. Et c'est là-dessus qu'on travaille aussi quand on fait de l'IA de confiance. Quand on travaille sur l'explicabilité, la robustesse, en fait, on répond à une manière réelle, technique, à des demandes qui sont faites dans les IACT. Et on est capable, une fois qu'on a déployé ces systèmes, de répondre avec beaucoup de questions très concrètes. Ce modèle est explicable et on a les explications de chaque décision qui est prise. Et quand on regarde les explications, on peut démontrer que la décision était prise pour des bonnes raisons et elle n'a pas été prise sur quelque chose qui serait un biais en fait dans les données d'apprentissage. »
Julien Redelsperger : « Ça doit être ultra documenté en fait. »
Laurent Gardès : « Oui, ça va être beaucoup de paperasse, mais aussi beaucoup de travail de fond. C'est ça que je suis en train d'essayer de dire. C'est qu'on ne peut pas se passer à un moment donné d'avoir des solutions concrètes pour répondre à tout ça. Ce ne sera pas juste du papelard. Ça ne suffira pas de décréer des bonnes intentions. Il va falloir qu'on soit capable de démontrer que tel ou tel système, il est robuste, qu'il répond bien aux exigences de sécurité X ou Y. Et nous, en plus, dans le ferroviaire, on a une exigence supplémentaire, c'est que certains de nos systèmes doivent être certifiés. C'est-à-dire qu'on ne fait pas rouler un train aujourd'hui qui n'a pas reçu une certification. Et ce sont des certifications qui sont du même niveau que celles qu'on a dans l'aérien ou dans le nucléaire. Ce sont des niveaux d'exigences de sécurité qui sont extrêmes. On parle de 10 moins 9 erreurs par heure de fonctionnement. C'est-à-dire sur un milliard d'heures de fonctionnement d'un système, il faut qu'il fasse moins d'une erreur. Et ça, il faut le garantir. Ce n'est pas juste on la mesurait en faisant tourner des trains. Non, il faut garantir ça. »
Julien Redelsperger : « Alors l'IA, on sait que ça impacte le travail du quotidien. Il y a des facteurs humains qui sont à prendre en compte. J'aimerais qu'on parle un peu de transformation humaine, de changement humain. Est-ce que c'est difficile aujourd'hui à la SNCF de parler d'IA dans une entreprise qui, historiquement, a une culture forte ? Est-ce que tu accompagnes les équipes au changement ? En clair, comment est-ce que les travailleurs de la SNCF perçoivent ce sujet de l'IA aujourd'hui ? »
Laurent Gardès : « Oui, moi, je suis en général agréablement surpris de la façon dont les personnes avec qui on travaille reçoivent nos travaux. Et je pense que ça tient beaucoup au fait qu'on les présente de façon intelligente et qu'on n'est pas là en train de leur dire on va remplacer tel ou tel opérateur, on va faire les choses à votre place. Ce n'est pas du tout l'idée des systèmes qu'on développe. Notre objectif, c'est d'assister, d'accompagner nos agents pour pouvoir leur permettre de faire un travail plus intéressant et d'être plus utile finalement, de pouvoir se concentrer sur des tâches qui sont vraiment à valeur ajoutée. Donc, on pense par exemple à ce qu'on peut faire pour l'aide à la surveillance des différents écrans qu'on a dans nos postes de sécurité. On pense à la supervision des trains. Là, on voit bien qu'aujourd'hui, il y a des problématiques qui vont aller en augmentant de gestion de ce réseau très complexe. Qui est le réseau ferré national, et en particulier dans les zones denses comme la région parisienne. Le moindre grain de sable peut avoir des conséquences vraiment très importantes. Donc là-dessus, nos opérateurs, ils ont besoin d'être accompagnés, de se racister pour pouvoir gagner en efficacité, pouvoir prendre de meilleures décisions, les prendre plus rapidement et qu'on soit capable d'être à l'écoute aussi de leurs besoins. Donc, ça, c'est aussi des choses sur lesquelles on travaille, de construire avec eux les réponses, les outils qu'on va déployer. »
Julien Redelsperger : « Est-ce qu'il y a des formations qui sont proposées au sein de la SNCF pour acculturer les personnes à l'intelligence artificielle ? »
Laurent Gardès : « Oui, il y a des formations. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a des formations en interne, j'en vois régulièrement passer, qui sont de différentes natures. C'est vrai que sur les IA génératives, on a vu qu'il y a un engouement général autour de ces systèmes. Et là, la direction a tout de suite mis en œuvre des formations en interne pour faire des meilleures promptes, pour pouvoir utiliser ces systèmes de manière plus sécurisée, etc. Après, du meilleur général, ça dépend un peu des métiers. On va dire qu'il y a des métiers qui sont plus en ligne avec les travaux qu'on mène que d'autres. Mais on travaille avec tous les métiers. Donc, nous, on a des travaux où on travaille très directement avec certains conducteurs, on va travailler très directement avec certains opérateurs. Ça nous permet déjà de comprendre quelles sont les problématiques qu'ils peuvent avoir au quotidien, et sur quoi on va pouvoir les aider, et sur quoi l'IA pourrait avoir une valeur ajoutée pour eux. Donc, c'est très important de maintenir ces liens avec le métier. Et encore une fois, on est plutôt bien accueilli. On ne vient pas nous recevoir avec un coup de pied aux fesses, en disant "non, non, fuyez, on ne veut surtout pas voir ce que vous faites". Non, non, ce n'est pas du tout ça. »
Julien Redelsperger : « Il y a quand même une prise de conscience générale comme quoi l'IA est en train de faire évoluer un peu les différents métiers, mais pour améliorer les choses, pour améliorer le service, pour améliorer l'expérience. »
Laurent Gardès : « Oui, exactement. Et encore une fois, c'est la façon dont on propose les choses. On pourrait être beaucoup plus disruptif, en disant "là, on va faire fonctionner un truc, ça sera une machine toute seule qui fera ça", mais ça n'apporte rien en fait. C'est même souvent très contre-productif. C'est-à-dire qu'on ne va pas forcément y arriver, parce que ce n'est pas du tout aussi facile que ça de remplacer l'humain. Et puis au final, on perdrait probablement beaucoup d'appui du terrain sur ce qu'on va faire. On perdrait peut-être même beaucoup de performance, parce que c'est un système dont la performance n'est pas vraiment garantie aujourd'hui. Et ce qu'on mesure, c'est qu'au contraire, ce qui marche bien et ce qui va être de plus en plus important, c'est ce qu'on appelle le "man-machine teaming" en anglais. C'est vraiment le lien homme-machine. Donc on a beaucoup de travaux là-dessus, beaucoup de travaux sur cette interface entre l'homme et la machine. L'explicabilité, par exemple, ça fait partie des choses qui sont aussi dans cette thématique-là. Être capable qu'une machine explique à l'humain ce qu'elle fait, c'est hyper important. »
Julien Redelsperger : « Alors au début de l'épisode, Laurent, j'évoquais un peu de la science-fiction, mais en réalité pas tant que ça. On parlait des trains autonomes à grande vitesse, on parlait des robots dans les gares, etc. Si on se projette un peu dans le futur, à quelle échéance tout ça pourrait arriver et plus globalement à quoi va ressembler le transport ferroviaire, le train Aurélien, dans 5 ans, 10 ans ou 15 ans ? »
Laurent Gardès : « Oui, alors c'est une très bonne question. Ce n'est pas simple de se projeter sur l'autonomie, les trains autonomes. Alors ce sont des sujets qui sont bien sûr regardés. Moi, perso, c'est un avis vraiment qui n'engage que moi, je ne vois pas des trains de voyageurs autonomes à très court terme. On n'est pas du tout dans une appropriation de cette technologie comme pourrait l'être l'automobile, par exemple. Nous, on va plutôt être comme l'aérien sur des sujets comme ça, c'est-à-dire qu'on est plutôt intéressé par de l'assistance, on est plutôt intéressé par de l'appui. Ce qu'on appelle nous le GOA2, c'est-à-dire un niveau d'automatisation intermédiaire. L'humain reste là, il est aux commandes, mais il va être assisté dans sa conduite. C'est ce qu'on a, par exemple, sur le tronçon qui vient d'ouvrir, le tronçon de EOL, le RER E qui vient d'ouvrir, la section qui va être un tramuros entre Nanterre et Magenta. Ça, c'est une section du RER E qui sera semi-autonome. Les conducteurs sur cette section-là n'auront plus le contrôle sur la vitesse du train. Ils pourront toujours reprendre les commandes si nécessaire, mais la machine pourra faire l'accélération et le freinage. Ça permet ce genre de mécanisme d'optimiser sur un tronçon qui va être crucial, parce que c'est un tronçon sur lequel on va faire circuler beaucoup de trains à l'heure, beaucoup plus qu'on ne peut le faire aujourd'hui. C'est grâce à cette automatisation partielle qu'on arrive à faire circuler plus de trains, tout en maintenant le même niveau de sécurité que celui qu'on a aujourd'hui. »
Julien Redelsperger : « Spontanément, on peut se dire que sur des trains grande vitesse, on n'a pas du tout les mêmes problématiques avec la voiture, où tu as des croisements, des piétons, où il va y avoir des travaux, etc. Le train roule, il est sur les rails. Est-ce que c'est si compliqué que ça de faire un train autonome ? »
Laurent Gardès : « Spontanément, on pourrait se dire ça. Ce qui est compliqué, c'est surtout la certification de ces systèmes. Comme je le disais tout à l'heure, l'IA aujourd'hui, c'est un système qui n'est pas garanti, mais en aucune façon. Ce n'est même pas un petit peu garanti, c'est un garanti zéro. Il y a vraiment des travaux longs et difficiles qui sont menés pour pouvoir obtenir des garanties de fonctionnement sur une IA. Donc, d'un point de vue là, déjà, on est assez loin du compte. C'est un sujet qui pourrait être aussi celui de l'automobile, mais visiblement, ça l'est moins, parce qu'il n'y a pas ces exigences de certification. En tout cas, elles ne sont pas du même niveau que celles qu'on pourrait avoir dans l'aérien ou dans le ferroviaire. Maintenant, il y a des systèmes qui vont automatiser une certaine partie des choses. En Europe, on a un système qui s'appelle ERTMS, qui vise justement à ce que tous les trains européens, et en particulier les trains à grande vitesse, s'accordent sur une façon de gérer les espacements entre les trains, de gérer leur courbe d'accélération-freinage, de gérer la supervision du trafic sur ces lignes. Et ça, c'est des systèmes qui automatisent, en quelque sorte, certaines des fonctions qui sont aujourd'hui faites par l'humain. Et c'est ce qui va permettre, à terme, là encore, d'augmenter les fréquences et le nombre de trains sur ces lignes, sans changer l'infrastructure. Alors, il y a quand même besoin de changer un certain nombre de choses, parce que ERTMS, ça suppose de rajouter des balises, notamment, tout un tas de systèmes télécom au niveau de la voie. Mais une fois que c'est fait, et l'Europe nous impose, enfin, à tous, tous les opérateurs européens ont cette obligation, ça nous impose d'être conformes à ces systèmes et de pouvoir ensuite assister, du coup, à la conduite et la rendre beaucoup plus optimale. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Des robots dans les gares, est-ce que c'est quelque chose qui pourrait arriver ? »
Laurent Gardès : « Alors, les robots dans les gares, ça, pour le coup, on avait fait des expérimentations il y a quelque temps, ce n'est pas encore d'actualité, non. Alors, on a des travaux sur des robots dans notre direction, qui sont plutôt des robots qu'on va utiliser pour la maintenance. Typiquement, l'accès à des zones difficiles, par exemple, on a des robots qui peuvent aller voir sur les toitures des trains, qui peuvent les vérifier, un certain nombre de choses. Voilà, c'est ce genre de projet qu'on va avoir, donc plutôt côté maintenance. Donc là encore, des choses qui sont relativement invisibles pour le grand public, mais sur lesquelles on travaille. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et dans 15 ans, ça va ressembler à quoi, la SNCF, avec l'IA ? »
Laurent Gardès : « Déjà, il faut avoir en tête que le système ferroviaire, ça change de façon relativement lente. Et pour une raison très simple, c'est qu'un train, ça dure au moins 40 ans. Donc, quand on achète un train à Alstom, déjà, ils mettent N années à le produire. Bon, déjà, on met un certain temps de nous à le spécifier, ils mettent N années à le produire, et ensuite, on va l'avoir sur les bras, entre guillemets, pendant 40 ans. Alors, il peut y avoir des mises à jour en cours de route. En général, au bout de 20 ans, il y a une grande mise à niveau qui est faite. À mi-vie, on va dire. Mais globalement, il faut partir sur cette durée-là. Donc, l'évolution qu'on peut faire du système ferroviaire, elle est de toute façon relativement lente. Et là, je parle des trains, mais les rails et les caténaires, c'est encore plus long. On a en Ile-de-France des rails et des caténaires qui ont un siècle d'ancienneté. Alors, ce n'est pas ce qu'on a de mieux, évidemment. On cherche à les remplacer au plus vite. Il y a des campagnes très très longues de remplacement et de mise à niveau de notre réseau. Mais il faut avoir ces entre-demandeurs en tête. Donc là, tout à l'heure, je parlais de RTMS. Ça, c'est des choses qui vont prendre 10, 20, 30, 40, 50 ans à déployer, en fait, sur l'ensemble du réseau. Donc, quand on parle sur des durées comme ça, tu me demandes comment ça sera dans 15 ans. J'ai envie de te dire, ça sera très probablement encore assez proche de ce que tu connais aujourd'hui. On aura le nouveau TGV, le TGVM, qui commence à arriver. On vient de recevoir les premières rames. Donc, celui-là, il sera largement déployé. On aura vraisemblablement plus de trains. On fera tourner plus de trains parce qu'on aura le RTMS qui sera un peu déployé. On aura, j'espère, plus de trains de fret. Ça, c'est vraiment un souhait qu'on a tous, mais qui est vraiment difficile à réaliser. J'espère qu'on arrivera à le réaliser. Mais voilà, tout ça ne dit pas forcément beaucoup où est-ce qu'on aura le liais. Il y en aura un peu partout, en fait. »
Julien Redelsperger : « D'accord. Et justement, peut-être une dernière question pour conclure. Tu parlais du fret à l'instant. On n'en a pas beaucoup parlé, mais c'est un sujet sur lequel tu travailles, toi aussi, le transport de marchandises ? »
Laurent Gardès : « Assez peu, mais on a des équipes qui travaillent plutôt sur la partie optimisation. C'est d'autres techniques que le machine learning. Mais le fret, oui, c'est un sujet hyper important. On a beaucoup, beaucoup de mal à faire de l'argent avec le fret. C'est évidemment une activité difficile à rentabiliser pour différentes raisons. Mais c'est mécaniquement assez difficile. Donc, bien sûr, ils sont très demandeurs de systèmes qui optimisent les performances de tout ça. Donc là-dessus, on peut proposer des choses. Mais comme je te disais, ce n'est pas forcément du machine learning qui est utilisé aujourd'hui. C'est une technologie qui s'appelle la recherche opérationnelle, qui peut rentrer dans la définition de ce qu'est une IA, mais ce sont des systèmes différents de ceux qui s'appuient sur les données. »
Julien Redelsperger : « Très bien, m'écoute. Merci beaucoup, Laurent. Alors, à la fin de chaque épisode, l'invité du jour doit répondre à une question posée par l'invité précédent. En attendant d'écouter la tienne, je te laisse écouter celle de Léo Bourrel, qui est Data Scientist et CEO d'IA Lab, une agence dédiée à l'accompagnement des entreprises dans le monde de l'intelligence artificielle. On écoute la question de Léo. »
Léo Bourrel : « Quelle serait, selon lui, la prochaine grande révolution de l'IA ? »
Laurent Gardès : « Ecoute, je vais essayer de répondre à cette question, et en même temps, ça me mènera à la question que moi-même, je vais poser. Pour moi, le truc qui m'interroge et qui questionne en ce moment, c'est est-ce que ces systèmes qu'on développe, les LLM en particulier, on voit génération après génération que leurs capacités ne font qu'augmenter et qu'on découvre au fur et à mesure qu'on les utilise, c'est-à-dire que les capacités qu'ils ont ne sont pas forcément connues d'avance. Et ça, je trouve ça hyper intéressant, intriguant, inquiétant aussi. C'est qu'on découvre un peu en marchant que ces systèmes sont capables de faire telle ou telle chose, qu'ils deviennent, je mets des guillemets, "capables de raisonner". Bien sûr, je mets des guillemets pour bien faire comprendre que je sais bien que derrière, il n'y a pas de raisonnement en tant que tel, mais en tout cas, ils donnent cette impression-là. De la même façon, ils donnent l'impression d'avoir des sentiments, des émotions. Ils sont capables aujourd'hui d'apporter des nuances dans la façon qu'ils ont de communiquer avec nous. Donc pour moi, c'est un peu ça le prochain niveau du game. C'est d'avoir des machines qui sont vraiment complètement indiscernables d'un humain. Le fameux test de Turing, mais là, cette fois-ci, vraiment réussi dans toute sa complexité et dans la durée. C'est-à-dire d'être capable de parler des heures à une machine sans être capable de comprendre qu'il s'agit d'une machine. Voilà, c'est un peu ça pour moi le prochain étape. »
Julien Redelsperger : « Et du coup, ça m'amène à la question... Exactement, alors quelle question est-ce que tu as posée au professeur David ? »
Laurent Gardès : « La question que je me pose, c'est justement, est-ce qu'il va suffire d'augmenter la capacité des modèles, d'augmenter la taille des données qu'on leur donne, d'augmenter la taille du paramètre des modèles, pour arriver à ce stade où on va passer le test de Turing de manière complète, intégrale ? Finalement, est-ce qu'on va basculer à un moment donné dans cette IA générale, que tout le monde, enfin, qu'un certain nombre de chercheurs appellent de leur vœu ? Alors je sais que là-dessus, les réponses sont un peu... On a du oui, on a du non. Il y a des gens qui pensent qu'on n'a pas encore toutes les techniques, les techno derrière pour parvenir à ça. D'autres qui disent, il suffit de grossir indéfiniment et on va y arriver. Enfin, je résume un peu, mais c'est un peu ça l'idée. Donc voilà, j'ai envie d'avoir un peu l'opinion de notre prochain invité sur cette question-là. Est-ce qu'il a une conviction là-dessus ? Moi, personnellement, je n'en ai pas en fait. Je n'arrive pas à trancher cette question. J'entends des gens qui disent une chose et un peu son contraire. Et voilà, je n'ai pas envie de la trancher finalement. »
Julien Redelsperger : « Bon, écoute, je vous poserai la question au prochain invité. Merci beaucoup de ta participation, Laurent Gardès. Je rappelle que tu es responsable de l'équipe IA au sein de la direction de la recherche de la SNCF. Merci d'avoir participé à ce podcast. »
Laurent Gardès : « Merci beaucoup, à bientôt. »
Cette transcription a été réalisée par un outil d'intelligence artificielle. Elle n'est peut-être pas 100% fidèle au contenu d'origine et peut contenir des erreurs et approximations.